Le blog du Temps de l'Immaculée.

Le combat spirituel de l'Europe le massacre du Bataclan, dix ans après

12/11/2025

Le combat spirituel de l'Europe  le massacre du Bataclan, dix ans après

Lorsque nous rejetons Dieu, que nous démembrayons la vérité et que nous déconstruisons notre identité, nous ne devenons pas libres — nous devenons fragiles.

D'Iben Thranholm (1) sur European Conservative :

 

Dix ans se sont écoulés depuis la nuit du 13 novembre 2015, nuit où le cœur de Paris a été transpercé par une vague d'attentats terroristes coordonnés qui ont coûté la vie à 130 personnes. Parmi les plus sanglants, on compte le massacre du Bataclan, où 90 spectateurs ont été abattus de sang-froid. 

 

Une seule photo de cette nuit-là m'est restée en mémoire. Prise quelques minutes avant l'attaque, elle capture la joie et l'abandon. La foule est en extase. Les bras sont levés. Les sourires fusent de toutes parts. L'atmosphère est électrique, empreinte de liberté, de plaisir et d'impatience. Le groupe de rock américain Eagles of Death Metal est sur scène, et le public, emporté par leur performance, semble incarner tout ce que la vie nocturne occidentale moderne prétend être : libérée, exubérante, insouciante. 

Mais ce concert, en apparence ordinaire, allait bientôt devenir le théâtre de l'un des attentats terroristes les plus horribles de l'histoire européenne moderne. Quelques instants après la prise de cette photographie, trois hommes armés islamistes pénétrèrent dans la salle et ouvrirent le feu. Ce qui avait commencé comme une célébration de la vie se termina en massacre. Cette photographie est bouleversante, non seulement parce que nous connaissons désormais la suite des événements, mais aussi parce que, rétrospectivement, l'instant qu'elle immortalise semble chargé de sens, voire prophétique. 

 

Danser sur le fil 

Ce soir-là, Eagles of Death Metal venait de commencer à jouer l'une de ses chansons les plus populaires : « Kiss the Devil ». Dès les premiers accords, une grande partie du public a répondu par le célèbre geste des « cornes du diable » — l'index et l'auriculaire levés, les autres doigts repliés — un symbole popularisé dans la culture rock, autrefois provocateur, aujourd'hui largement vidé de son sens pour la plupart de ceux qui l'utilisent. 

Les paroles qu'ils chantaient au moment des premiers coups de feu étaient : 

 

Qui aimera le Diable ? 

Qui chantera sa chanson ? 

Qui aimera le Diable et sa chanson ? 

J'aimerai le diable 

Je chanterai sa chanson 

J'aimerai le Diable et sa chanson. 

 

Quelqu'un dans la foule croyait-il vraiment qu'ils invoquaient Satan au sens propre ? Certainement pas. Tout cela faisait partie du spectacle : ironique, théâtral, sans prétention. Et pourtant, quand le mal véritable a fait irruption dans la salle sous les traits d'hommes armés, prêts à massacrer, le symbolisme est devenu difficile à ignorer. 

 

Pour l'esprit moderne, qui perçoit le monde en termes strictement matérialistes, de tels moments sont considérés comme de simples coïncidences. La chanson et le massacre ne sont qu'un sinistre alignement d'événements sans lien apparent. Mais pour ceux qui croient encore au sens, aux signes et aux symboles, à la dimension spirituelle de la vie, la scène invite à une réflexion plus profonde. La question demeure : lorsqu'une culture se vide du sacré et flirte avec l'obscurité, même par plaisanterie, s'expose-t-elle à plus qu'une simple vulnérabilité politique ? Révèle-t-elle un vide spirituel – une maison nettoyée de fond en comble, mais terriblement sans défense ? 

 

La parabole de la maison vide 

L'image de la foule du Bataclan évoque un passage de l'Évangile selon Luc. Jésus parle d'une personne libérée d'un esprit impur. L'esprit s'en va et erre dans des lieux déserts, en quête de repos. N'en trouvant aucun, il retourne auprès de cette personne – à « la maison » – et la trouve « balayée et rangée », mais vide. Alors, il rassemble sept autres esprits plus méchants que lui, et tous reviennent y demeurer. « Et la dernière condition de cette personne », dit Jésus, « est pire que la première. »

 

Cette parabole saisissante constitue une métaphore profonde de l'état actuel de la civilisation occidentale, et plus particulièrement de l'Europe. Jadis façonnée et animée par le christianisme, l'Europe s'est lancée, au cours du siècle dernier, dans une expérience civilisationnelle sans précédent : devenir laïque, neutre sur le plan axiologique et post-religieuse.

 

La religion a été reléguée à la marge – d’abord socialement, puis culturellement, et enfin spirituellement. Les églises sont toujours là, mais pour beaucoup, elles ne sont guère plus que des curiosités architecturales ou des musées d’un passé oublié. Les fêtes chrétiennes figurent toujours au calendrier, mais leur signification profonde a été oubliée depuis longtemps. Les valeurs qui puisaient autrefois leur fondement dans la foi chrétienne – dignité, justice, charité – sont désormais promues de manière abstraite, dépouillées de leur essence. La maison européenne a certes été vidée de toute substance. Mais elle n’a pas été remplie.

 

La laïcité promettait de créer un espace public neutre, un lieu affranchi des dogmes religieux, où chacun pourrait croire (ou ne pas croire) à sa guise. Mais cette idée, séduisante en théorie, ignore une vérité fondamentale de la nature humaine : nous ne sommes pas des êtres spirituellement neutres. Nous sommes des êtres intrinsèquement religieux, aspirant à donner un sens à notre existence, à appartenir à une communauté et à transcender la réalité. Comme l’écrivait Aristote dans sa Physique : « natura abhorret a vacuo » – la nature a horreur du vide. Bien que comprise au sens physique, cette phrase demeure une puissante métaphore. Un vide, une fois créé, ne reste pas vide. Il attire quelque chose en lui.

 

Il en a été de même en Europe. Le recul du christianisme n'a pas laissé de vide. D'autres systèmes de croyances – certains bienveillants, d'autres profondément inquiétants – se sont engouffrés dans la brèche. Certains sont de nature politique, d'autres idéologiques. Et certains, comme l'islam radical, sont ouvertement religieux et farouchement hostiles aux libertés mêmes chères à la laïcité occidentale.

 

Le retour de la religion

Aujourd'hui, dans de nombreuses régions d'Europe, l'islam connaît une croissance démographique et une présence de plus en plus visible et affirmée. Pour de nombreuses communautés musulmanes, la foi n'est plus une affaire privée, mais une affirmation de leur identité publique. On construit des mosquées. Le port de vêtements religieux est devenu courant. La prière quotidienne est pratiquée ouvertement. Et pour beaucoup de jeunes musulmans, la religion n'est pas un fardeau, mais une source de force et de sens. Ce renouveau religieux contraste fortement avec le malaise spirituel de l'Europe post-chrétienne. L'ironie est frappante : alors que les sociétés occidentales s'enorgueillissent de leur tolérance, de leur ouverture et de leur pluralisme, elles ont largement perdu le système de croyances qui leur donnait jadis leur cohérence. La foi chrétienne, qui sous-tendait la culture, le droit, l'art et l'identité européens, n'est plus qu'un souvenir culturel.

 

Alors même que nous nous étions persuadés que la laïcité nous avait libérés de l'emprise de la religion, nous sommes aujourd'hui confrontés à une ironie persistante : la religion ne disparaît pas ; elle attend, elle revient et elle reconquiert les espaces que nous pensions neutres. Aucune société n'a jamais été véritablement neutre sur le plan spirituel. Lorsqu'une vision du monde dominante est rejetée, une autre s'implante inévitablement. À la chute de l'Empire romain, le christianisme a comblé le vide. À son arrivée en Scandinavie, il a supplanté le paganisme nordique. Et aujourd'hui, une grande partie de ce qui fut jadis un bastion chrétien – de l'Asie Mineure à l'Afrique du Nord – est désormais sous influence islamique. La question n'est pas de savoir si la religion façonnera la société, mais quelle religion – et quel type de société elle engendrera.

 

Après les ravages des deux guerres mondiales, de nombreux Européens ont placé leurs espoirs dans la modernité laïque. La science, la démocratie et les droits de l'homme devaient constituer le nouveau socle moral. Pendant un temps, cette vision sembla fonctionner. La croissance économique s'est accélérée. L'éducation s'est développée. La religion a décliné sans conséquence immédiate. Mais avec le temps, des failles sont apparues. Sans fondement spirituel commun, la société se fragmente. La solitude, l'anxiété et l'aliénation progressent. Les familles se déchirent. Le discours politique s'envenime. Dans ce vide de sens, de nouvelles formes de croyance – certaines se dissimulant sous le couvert de la politique, d'autres sous celui de mouvements identitaires – s'implantent progressivement. 

 

L'islam est l'exemple le plus frappant de ce qui comble le vide spirituel laissé par le rejet du christianisme en Occident. Mais il n'est pas le seul. On peut citer également les cultes de la personnalité, les rêves transhumanistes de salut technologique, l'apocalypse climatique et les mouvements nihilistes qui glorifient la destruction pour elle-même. Il ne s'agit pas de modes passagères, mais de l'expression d'une soif plus profonde : une soif d'identité et de sens que la laïcité ne peut apaiser. En l'absence de christianisme, ces forces s'empressent d'offrir un sentiment d'appartenance, un but et une vérité, aussi déformée ou incomplète soit-elle.

 

Le Bataclan n'était pas qu'un simple attentat terroriste. Ce fut un moment de rupture, un aperçu du désarroi spirituel d'une civilisation qui avait oublié ses convictions. Le fait que la foule chantait des louanges au diable lorsque le mal s'est abattu sur elle est peut-être une coïncidence. Ou peut-être est-ce plus profond. Sur le plan symbolique, celui du sens, c'était une parabole de l'Évangile de Luc qui se déroulait sous nos yeux.

 

La bataille spirituelle

L'un des aspects les plus négligés de la crise migratoire actuelle – et des troubles internes en Europe – est qu'en dessous se cache un combat spirituel, et non seulement politique. L'apôtre Paul nous rappelle dans Éphésiens 6,12 : « Car nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les pouvoirs, contre les dominateurs des ténèbres de ce monde, contre les esprits du mal dans les lieux célestes. » Or, cette dimension spirituelle a été presque entièrement oubliée, même par l'Église elle-même. Dans l'Europe d'aujourd'hui, l'immigration, les tensions politiques et même le terrorisme sont perçus exclusivement comme des enjeux politiques. Et si le contrôle des frontières et la souveraineté nationale sont légitimes et nécessaires, ils ne suffisent pas. Les forces spirituelles ne connaissent pas de frontières. Le combat que nous menons ne porte pas seulement sur le territoire ; il porte sur le sens, l'identité et la vérité.

 

Ce à quoi nous assistons aujourd'hui n'est pas sans précédent. Il fait écho à des schémas qui se sont répétés tout au long de l'histoire biblique – des schémas que les prophètes de l'Ancien Testament ont reconnus et contre lesquels ils ont mis en garde avec une lucidité implacable. Jérémie, Isaïe, Osée et les autres prophètes n'étaient pas de simples observateurs du déclin politique ; ils étaient des hommes à qui Dieu avait révélé une vérité plus profonde : lorsqu'un peuple se détourne de son alliance avec le Dieu vivant, l'effondrement national n'est pas une possibilité, il est une conséquence inévitable.

 

Dans l'histoire de l'Israël antique, se détourner de Dieu n'a jamais été un simple manquement à la piété. C'était une crise publique, qui a finalement conduit à l'effondrement de la société, à la décadence morale et à la vulnérabilité face aux ennemis extérieurs. La chute de Jérusalem en 586 av. J.-C. et l'exil babylonien n'ont pas été perçus comme des accidents de l'histoire, mais comme la conséquence directe d'une rébellion spirituelle. Comme le criait Jérémie dans son angoisse : « Voilà ce que vous avez fait ! Voilà votre châtiment ! Qu'il est amer ! » (Jérémie 4,18).

 

Isaïe, lui aussi, parlait d'un peuple qui honorait Dieu des lèvres, mais dont le cœur était loin de lui (Isaïe 29:13). Il avertissait que, sans repentance, la protection divine serait retirée et que les nations étrangères deviendraient des instruments de jugement. Les prophètes ont maintes fois déclaré que la justice de Dieu n'est pas indifférente au péché collectif, et que sa miséricorde n'est pas inconditionnelle lorsque la vérité et la justice sont rejetées. Le message des prophètes n'était pas une stratégie militaire, ni une réforme nationale au sens pragmatique du terme. C'était un appel moral et spirituel. Leur appel était inébranlable et unique : Repentez-vous. Revenez au Seigneur. Réparez la rupture de l'alliance avant que la destruction ne devienne inévitable.

 

Aujourd'hui, il est bon de se souvenir que ces avertissements antiques ne s'adressaient pas seulement à Israël. Ils ont été consignés pour toutes les générations, comme un miroir, un avertissement et un modèle. Lorsque nous rejetons Dieu, que nous dénaturons la vérité et que nous détruisons notre identité, nous ne devenons pas libres ; nous devenons fragiles. Et comme l'ancien Israël, nous risquons de nous effondrer, non pas à cause de la force de nos ennemis, mais à cause du vide qui nous habite.

 

L'Occident d'aujourd'hui doit entendre le même appel à la repentance. La véritable bataille ne se gagne pas par des lois d'immigration plus strictes ni par un nationalisme renouvelé. Elle commence par un examen de conscience : un retour au sacré, une redécouverte du transcendant et un réveil de l'âme. Si l'Occident veut se relever, il doit d'abord affronter le vide qui le ronge. Il doit se demander à nouveau : en quoi croyons-nous ? Qu'est-ce que nous vénérons ? Si nous ne répondons pas à ces questions, d'autres le feront. Et la réponse risque de nous déplaire. 

 

 

 

(1) Iben Thranholm est une théologienne, journaliste, auteure et commentatrice culturelle danoise dont les travaux explorent les liens entre foi, culture et société. Pendant plusieurs années, elle a été rédactrice et animatrice à la radio-télévision publique danoise DR. Elle a également collaboré avec Vatican Media à Rome. Lors de son séjour au Mathias Corvinus Collegium (MCC) à Budapest, ses recherches ont porté sur la crise de sens en Occident et le mouvement croissant de renouveau chrétien au sein de la civilisation occidentale.