Le blog du Temps de l'Immaculée.
24/05/2025
Soyons honnêtes, ce petit conte destiné aux catéchistes du siècle passé est sirupeux à souhait ! Mais ça vaut bien les séances de coloriages sur des thèmes bibliques ! N'ayez pas honte, allez y de votre petite larme et bonne fête à toutes les mamans !
Voilà près de deux mois que, fourbu de fatigue, les yeux encore pleins de visions de guerre, de spectacles affreux, il a débarqué dans la grande ville de Lyon.
Ce départ dans la nuit, ce wagon à bestiaux, où les Boches les avaient parqués, lui et tant d’autres de Grandpré, les coups de crosse, les injures en allemand, et cette angoisse : « Partira-t-on ? Ne partira-t-on pas ? » Quel cauchemar !
De la grande famille dont il faisait partie : le père, la mère, les six enfants, ils ne restaient que deux, lui, le petit, et la maman. Ah ! les bandits, tous les autres, ils les avaient tués !…
Tué le père, Louis Aubray, pris comme otage et qui, Français avant tout, avait refusé de déclarer la cachette où se trouvait l’or du village ; tués les deux aînés là-bas sur le front, petits fantassins anonymes tombés on ne sait où ; tuées ses deux sœurs, égorgées par les rustres parce qu’elles ne voulaient pas travailler pour eux ; tuée la benjamine, sa jumelle, pauvre petite déjà bien frêle qui n’avait pu résister au régime de terreur et de restriction ; tuée enfin la grande vieille maison, sa maison. Glorieusement blessée de tous côtés, elle résistait encore, mais, un jour, un obus assassin était venu l’atteindre en plein cœur, et tout avait croulé.
Et puis, un soir d’automne, la seule qui lui restait de toute la famille, celle qui disait avec une profonde aversion en parlant des Allemands, en voyant passer des prisonniers :
— Jean, souviens-toi. Ce sont ceux-là qui ont égorgé ceux de chez nous ; ce sont ceux-là qui ont brûlé nos récoltes, abattu nos grands arbres… Ah ! plus tard, quand tu seras grand, souviens-toi !… Souviens-toi !… Tu dois être le vengeur de notre maison assassinée ; cette mère que la douleur avait rendue avide de vengeance, celle-là aussi était morte. La lame avait usé le fourreau ; les chagrins, loin de l’abattre, avaient exaspéré sa flamme patriotique, elle était certaine de la défaite des Boches, et ardemment elle souhaitait voir le jour de la victoire.
Hélas ! les privations endurées avaient achevé cette constitution délicate, et, un beau jour, elle était allée rejoindre les autres là-haut, le laissant seul survivant des Aubray.
Seul, il était donc seul, à quatorze ans, sans soutien, sans amis, dans un pays qui n’était pas le sien, perdu dans la grande cité. Il n’avait donc personne à qui confier sa peine… Mais si, il a encore quelqu’un, quelqu’un de chez lui, quelqu’un qui personnifie la vieille maison écroulée, et de sa poche, avec vénération, il sort une statuette de la Vierge.
Il revoit l’emplacement de cette statue. Placée dans une niche au-dessus de la porte d’entrée, elle semblait dire au passant :
— Ici, c’est ma maison ; ces enfants qui jouent devant le perron, ce sont les miens ; je les aime, je les protège ; ils me prient pour que je continue à les aider dans la vie.
Et, dans le fracas de la bataille, dans le désarroi du départ, au milieu des blocs calcinés, Jean n’avait eu qu’un but : chercher la Vierge. Grâce à Dieu, malgré l’obscurité, il l’avait trouvée couchée entre deux pierres, et, sur son cœur, en quittant le pays, il avait emporté l’âme de la maison !
Ce matin, dans sa petite mansarde noire, enfumée, il l’a sortie de la cassette aux souvenirs, il l’a placée sur l’appui de la fenêtre et, suivant son habitude, il s’est mis à genoux pour faire sa prière : pieusement, ardemment, il supplie la bonne Vierge pour la France, sa grande patrie, et aussi pour son pays mutilé et souffrant, petite patrie où, dans un coin de terre, reposent les chers disparus…
Un grand désir s’empare de son esprit : revoir son village, sa maison en ruines ; passer dans les petits chemins à travers champs dont chaque détour lui est connu, revivre dans leur cadre tous les chers souvenirs, combien ce lui serait doux Là, près du ruisseau jaseur, ils sont venus souvent l’été avec ses frères et sœurs en gardant le troupeau. Ils pêchaient, barbotaient, riaient, contents de tout et de rien ; du soleil, de la verdure, des fleurs. Le soir, au crépuscule, ils revenaient par les sentes embaumées, chantant à pleins paumons, tandis que les grands bœufs rentraient lentement en faisant tinter leurs clochettes. Oh ! la nostalgie du pays natal… Contempler de nouveau son village, les doux horizons de chez lui, devient une idée fixe, une obsession.
Hanté par ce rêve, il a travaillé dur. Employé comme chasseur dans une grande maison de nouveautés, toujours empressé, aimable, il ne ménageait pas sa peine. Parfois la mine avenante, l’air déluré du gamin intéressaient les clients ; accompagnée d’une bonne parole, quelque petite pièce glissait dans sa main. Il remerciait gentiment, et lorsqu’au soir, vers les 7 heures, il remontait près de sa mère il y avait un peu de joie là-haut. Les gros sous et les billets s’entassaient, et on comptait le petit trésor qui permettrait le retour :
— 90 francs par personne, avait-on dit ; vous êtes deux, il vous faut donc 180 francs avant de songer à repartir là-bas.
Et depuis, incessamment, il avait travaillé. Son triste deuil lui avait occasionné des frais, et, bien que seul maintenant, il lui manquait encore 10 francs pour obtenir le billet désiré.
Un grand découragement l’envahit ; il réfléchit. Une fois à Grandpré, que fera-t-il dans un pays dévasté, livré uniquement à ses forces d’enfant, sans maison, sans appui ? Ne serait-il pas plus raisonnable de rester ici, seul il est vrai, mais avec un gagne-pain assuré ? Plus fort que tout, l’idée obsédante revient :
— Je veux revoir mon pays.
Le lendemain, il part à la gare s’enquérir des trains et du prix exact du trajet. Au guichet, d’une voix nette, il demande
— Quel train dois-je prendre pour aller à Grandpré et quel est le prix des troisièmes ?
D’un ton rogue, en toisant avec dédain ce marmouset, l’employé répond :
— Grandpré, 9 h 30 du matin… 89 fr 65.
Intimidé par cette grosse voix, le gamin poursuit :
— Je n’ai que quatorze ans, vous ne faites pas de diminution pour les enfants ? Je tiendrai si peu de place !
Impassible, l’homme de la compagnie reprend en écho :
— Pas de diminution, le règlement est là… Avec des sanglots dans la voix, Jean supplie, disant toutes les raisons pour lesquelles il veut retourner là-bas, essayant d’attendrir le fonctionnaire, il ne lui manque que 10 francs… Peine perdue…
— Allons, le mioche, pas tant d’histoires, il n’y a pas que toi ici. Allez, file ! et laisse passer cette dame.
Machinalement, le petit se retourne, et les yeux pleins de larmes, chargés d’angoisse, rencontrent ceux de sa voisine. Des yeux d’enfants… quelle puissance charmeuse ils ont, comme leur regard est limpide, comme il est vrai ! Celui de Jean a bouleversé la dame et, révoltée de l’indifférence brutale de l’employé, elle interpelle :
— Quoi ! Vous renvoyez ce petit avec cette rudesse !… Je comprends que vous ne puissiez prendre la responsabilité de baisser le tarif pour lui, mais vos supérieurs sont là, ils peuvent examiner le cas. Quoi qu’il en soit, il est révoltant de voir traiter un enfant de cette façon !…
Et comme l’homme, honteux, grommelait une excuse, la dame, d’un ton bref, lui coupa la parole :
— Assez causé. Moi aussi, je vais à Grandpré. Donnez-moi deux places de premières.
Et, prenant Jean par la main, elle passe sur le quai.
Maintenant, assis en face de la dame qui, affectueusement, lui tient les deux mains, Jean raconte son histoire, et, tandis qu’il parle, de grosses larmes coulent le long des joues de Mme Scève.
— Pauvre petit, murmure-t-elle, comment as-tu pu résister à tant de malheurs, et que veux-tu faire maintenant tout seul là-bas ?
Jean, d’un air décidé, redresse la tête :
— Je retourne à Grandpré pour travailler et reconstruire notre maison ; d’ailleurs, je ne suis pas seul, j’ai une amie de chez nous.
Marie, notre maman du ciel
— Une amie ? Où est-elle ?
— La voici.
Et, entre ses deux mains, il élève la statuette de la Vierge.
Émue plus qu’elle ne peut le dire, Mme Scève écoute les confidences de l’enfant. Quelle foi profonde en Marie, sa Mère !… Avec admiration, elle contemple le visage rayonnant, les yeux attendris et brillante du petit regardent Notre-Dame, et tout à coup elle-même est éclairée d’une lumière subite :
— Pauvre enfant, tu as bien souffert ! Moi aussi, je connais les larmes. Vois, je suis en deuil : j’étais veuve, et mes deux fils ont été tués à la guerre ; moi aussi, je suis seule dans la vie… Petit, veux-tu que je sois ta mère ?
Avec reconnaissance, pieusement, Jean a baisé les pieds de Marie.
— Oh ! bonne Vierge, vous exaucez ma prière. Merci !… Merci !… Puis, d’un élan passionné, il se jette dans les bras de Mme Scève, s’y blottit, et, l’embrassent bien fort, il murmure :
— Maman…
M.-J. Vachon