Le blog du Temps de l'Immaculée.
17/04/2025
Dans certaines paroisses, les fidèles les plus matinaux sont invités à se joindre à la prière de leurs pasteurs pour les récitations de l’office de matines et laudes des jeudi, vendredi et samedi saints, que l’on appelle l’office des ténèbres. Avant la réforme de la semaine sainte intervenue en 1955, cet office était célébré la veille au soir (mercredi, jeudi et vendredi soir) : c’est de là qu’il porte son nom, office des ténèbres.
Les cierges, le tonnerre et les ténèbres
Pour cet office on plaçait dans le chœur de l’église un grand chandelier triangulaire avec quinze grands cierges allumés, sept de chaque côté et un au sommet : avec les 6 cierges de l’autel, cela fait en tout 21 cierges allumés. Après le chant de chacun des psaumes de l’office (9 pour les matines et 5 pour les laudes), un servant éteint un des quinze cierges (tous sauf celui du milieu) ; durant le chant du Benedictus (cantique de Zacharie) qui conclut laudes, le servant éteint alternativement les six derniers cierges, de part et d’autre de la croix d’autel.
Ces cierges s’éteignant les uns après les autres sont les images de l’abandon général qui s’est fait pendant la Passion autour de Jésus : tous ou presque ont quitté ou trahi Notre Seigneur, à commencer par saint Pierre qui l’a renié. C’est ce que figure l’extinction des cierges, établissant peu à peu dans l’église les ténèbres qui s’étendirent sur la terre de la sixième à la neuvième heure, alors que le Christ était en croix.
Pour le dernier cierge qui reste à la fin, celui au sommet du triangle, le servant ne l’éteint pas, mais à la fin de l’office, il va le cacher derrière l’autel pendant que tous les assistants tapent sur leurs sièges : c’est ce que l’on appelait le tonnerre. À ce moment, la dernière lumière disparaît : il faut se représenter cela dans une ancienne église la nuit, alors qu’il n’y avait aucune source de lumière artificielle, plus une seule lumière donc, et que tous les assistants faisaient un grand vacarme pour symboliser la terre qui a tremblé, les pierres qui se sont fendues, les morts qui sont sortis de leurs tombeaux… quand la lumière du monde, c’est-à-dire Notre Seigneur, s’est éclipsée par la mort de la croix. Enfin après quelques instants, le servant remettait le cierge allumé sur le chandelier, image de la résurrection et le silence se faisait dans l’église. Et cette cérémonie a lieu trois fois pendant la semaine sainte, une pour chaque jour du triduum sacré.
Dans un dialogue (peut-être fictif) entre deux moines de Cluny que fait figurer le liturge français Claude de Vert (1645-1708) dans son Explication des cérémonies de l’Église on trouve plusieurs commentaires concernant l’office des ténèbres. Selon une opinion, l’extinction progressive des cierges correspondait à une époque où les ténèbres – célébrées comme aujourd’hui le matin – voyaient le jour entrer progressivement dans l’église et éclairer les assistants. Durant plusieurs siècles cependant et jusqu’en 1955, les ténèbres ont été célébrées le soir (mercredi, jeudi et vendredi), et l’extinction progressive des cierges faisait entrer l’église et les assistants dans l’obscurité. Le nombre de quinze cierges pourrait aussi être lié aux mystères de la vie du Christ (médités en priant le chapelet).
Lamentations et chant des psaumes
Puisque ces ténèbres correspondent à la prière des matines puis des laudes, l’office y est ponctué non seulement de psaumes alternés mais aussi de lectures chantées au chœur, tirées des Lamentations du prophète Jérémie, des Commentaires sur les psaumes de saint Augustin et des épîtres de saint Paul. Dans les grandes lamentations lues au premier nocturne des trois jours saints, la voix de Jérémie s’élève, tonnante et suppliante, pleurant sur Jérusalem désertée, abandonnée, pillée. On y comprend que cette Jérusalem – bien sûr la ville qui sera pillée et détruite par Titus en 70 après J-C, est aussi une image du Christ, et encore de notre âme.
En règle générale, l’office des trois jours saints diffère en beaucoup de choses de celui des autres jours de l’année : tout y est triste et sombre, comme à des funérailles, et l’on y omet toutes les manifestations de joie et d’espérance qui ponctuent ordinairement le chant de l’Église. On n’entend plus retentir ni le « Domine labia mea aperies… »[1] ni le « Deus in adjutorium meum… »[2] ni bien sûr le Gloria Patri. Le grand liturgiste Dom Guéranger (1805-1875) y qualifie la psalmodie de « lugubre » et « lamentable ». Le chant de chacun des offices se terminait (jusqu’en 1955) par le grand psaume de pénitence Miserere, répété après la dernière antienne Christus factus est (tirée de l’hymne christologique de l’épître aux Philippiens), chantée d’abord partiellement le jeudi puis plus complètement le vendredi, puis totalement le samedi[3], qui retentit alors que le cérémoniaire escamote le dernier cierge derrière l’autel.
Nous sommes dans les jours où la gloire du Fils de Dieu est éclipsée sous les ignominies de sa Passion. Il était « la lumière du monde », puissant en œuvres et en paroles, accueilli naguère par les acclamations de tout un peuple ; maintenant le voilà déchu de toutes ses grandeurs, « l’homme de douleurs, un lépreux », dit Isaïe; « un ver de terre, et non un homme », dit le Roi-Prophète ; « un sujet de scandale pour ses disciples », dit-il lui-même. Chacun s’éloigne de lui : Pierre même nie l’avoir connu. Cet abandon, cette défection presque générale sont figurés par l’extinction successive des cierges sur le chandelier triangulaire, même jusque sur l’autel. Cependant la lumière méconnue de notre Christ n’est pas éteinte, quoiqu’elle ne lance plus ses feux, et que les ombres se soient épaissies autour d’elle. On pose un moment le cierge mystérieux sur l’autel. Il est là comme le Rédempteur sur le Calvaire, où il souffre et meurt. Pour exprimer la sépulture de Jésus, on cache le cierge derrière l’autel ; sa lumière ne parait plus. Alors un bruit confus se fait entendre dans le sanctuaire, que l’absence de ce dernier flambeau a plongé dans l’obscurité. Ce bruit, joint aux ténèbres, exprime les convulsions de la nature, au moment où le Sauveur ayant expiré sur la croix, la terre trembla, les rochers se fendirent, les sépulcres furent ouverts. Mais tout à coup le cierge reparaît sans avoir rien perdu de sa lumière ; le bruit cesse, et chacun rend hommage au vainqueur de la mort[4].
Les ténèbres : trésor de culture et de prière
L’office des ténèbres a profondément marqué la piété et la culture latine, notamment française, si bien que de nombreux compositeurs ont été inspirés par ses accents – en particulier les Lamentations de Jérémie – pour composer de grandes œuvres : Marc-Antoine Charpentier a écrit plus de cinquante pièces pour les ténèbres (selon un bréviaire en usage dans le diocèse de Paris à la fin du XVIIe siècle) ; Michel-Richard de Lalande ou encore François Couperin ont également composé de célèbres et grandioses « Leçons de ténèbres », tandis que Francis Poulenc a mis en musique en 1961 sept répons pour chœur et orchestre.
Ne manquons pas de retrouver la source de spiritualité et de méditation si profonde de l’office des ténèbres, un des trésors méconnus de l’Église, dont la prière nous accompagne et nous guide au pas du Christ durant les jours saints. Peut-être ferons-nous l’expérience d’une Simone Weil, retirée à Solesmes pour la semaine sainte de 1938, qui s’était rendue à l’office alors qu’elle était prise de migraines atroces : « le Christ lui-même est descendu et m’a prise » écrira-t-elle au père Joseph-Marie Perrin.
Références
↑1 « Seigneur, ouvrez mes lèvres. Et ma bouche publiera votre louange. »
↑2 « Dieu, venez à mon aide. Seigneur, hâtez-vous à mon secours. »
↑3 Le Christ s’est fait pour nous obéissant jusqu’à la mort – jusqu’à la mort de la croix – c’est pourquoi Dieu l’a exalté et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom. »
↑4 Dom Prosper Guéranger, L’année liturgique.